lundi 7 mars 2016

La Sainte Epine de Libourne




La Sainte Epine de Libourne





La Sainte Epine de Libourne (cl. Norbert Jung)






Il existe à Libourne un objet rare et méconnu du grand public, précieusement conservé dans un coffre-fort de l’église Saint-Jean-Baptiste, qui a fait basculer le destin du petit port fluvial de Condatis (ancien nom de Libourne) en première bastide d’Aquitaine au Moyen Age. 

Autour de lui ont rayonné les personnages les plus illustres de l’Histoire de France comme Charlemagne, Louis VII, Aliénor d’Aquitaine, Bertrand Du Guesclin, le Prince Noir, le Cardinal de Sourdis, le Duc de Richelieu ou encore Louis XIV en personne. 
Tous l’ont vénéré et choyé, désireux de faire de Libourne un écrin digne de son nom.

Mais quel est cet objet si sacré ?
Comment a-t-il pu passer entre des mains de si grande renommée ?
Quelle influence a-t-il eu dans l’histoire de Libourne ?
Que devient-il aujourd’hui ?

Il s’agit de l’une des épines de la Couronne du Christ, plus communément dénommée Sainte Epine, offerte à Charlemagne par le Sultan Haroun Al Rachid, grand Calife de Bagdad, autour de l’an 800.




Le sacre de l’Empereur et Auguste, le 25 décembre de la même année, à Rome, avait définitivement changé le visage de l’Europe, offrant à l’Orient une menace potentielle. Afin de sceller une amitié, sinon réelle, du moins diplomatique, entre l’Orient et l’Occident, le grand sultan Haroun al Rachid, fameux héros du conte des Mille et Une nuits, fit parvenir à Charlemagne des cadeaux dignes de son rang. Celui d’un monarque de droit divin, d’abord, avec des présents sacrés provenant directement du tombeau du Christ : les saintes reliques (huit épines de la Couronne du Christ, un morceau de la Sainte Croix, un clou de la Crucifixion, le Saint Suaire, la chemise de la Vierge…). Celui du plus puissant Empereur d’Occident, ensuite, avec des présents plus somptueux les uns que les autres comme la fameuse horloge hydraulique ou le grand éléphant blanc Abul Abbas.

Parmi tous ces présents, qui ont constitué le trésor d’Aix-la-Chapelle, les saintes reliques furent les plus précieux, symboles de leur puissance politique :
« Les reliques ont été des instruments de pouvoir. Elles assuraient par leur puissance miraculeuse la protection collective, et à ce titre le souverain se devait de les accumuler. Mais elles étaient aussi symboliquement porteuses du pouvoir des souverains qui les avaient possédées antérieurement. »[1]



Le Don de Charlemagne



C’est en l’an 811, que Charlemagne fit don à Condatis de l’une des huit épines de la Couronne du Christ offertes par le patriarche de Jérusalem.

Mais comment Condatis put bénéficier d’un trésor aussi puissant pour l’époque alors que ce n’était qu’un petit port fluvial au confluent de l’Isle et de la Dordogne ?

Depuis son sacre à Noyon, en 768, le roi Charles avait obtenu la moitié du royaume de son père Pépin le Bref, l’autre moitié revenant à son frère Carloman. L’Aquitaine en faisait partie. Or en 769, cette dernière se révolta. Charles décida de poursuivre le duc Loup d’Aquitaine et de venir en personne mater la rébellion en menaçant les gascons de lui livrer le duc rebelle. Il fit construire, au dessus du tertre de Fronsac, un immense château fort pour servir de verrou à toute cette partie nord de l’Aquitaine. Selon l’expression de Camille Jullian, la forteresse de « Franciacus » représentait la clef de la défense militaire de tout le pays bordelais[2]




Le tertre de Fronsac en 1612, illustration de J. Du Viert

La situation géographique de Condatis, au confluent de l’Isle et de la Dordogne et au pied du tertre de Fronsac fut donc la raison essentielle de la présence en son sein du futur Empereur de tout l’Occident.

           Lors de l’édification du château, Charles résida, selon la légende, au quartier des Fontaines à l’entrée nord du bourg de Condatis, créant un lien privilégié avec la population du petit port prospère. Cette relation s’accrut avec la victoire de ses armées sur celles du duc d’Aquitaine, qu’il attribua aux avantages stratégiques de son château de « Franciacus ». 
En repartant, le futur Charlemagne n’oublia pas les égards dont il avait fait l’objet à Condatis et le tertre stratégique qui lui avait permis de réunifier définitivement son royaume. Il promit de revenir…

C’est ce qu’il fit, onze ans après son sacre, désireux plus que tout de remercier les habitants de la ville de leurs bons et loyaux services. En plus d’un hôpital qu’il fit édifier pour les lépreux et de l’offrande de largesses en tout genre, il dota Condatis du plus précieux de tous les trésors, un gage de confiance et de gratitude absolues : l’une des huit épines de la Couronne du Christ qu’il avait reçues de la délégation d’Haroun Al Rachid après son sacre.

Les notables de la ville ne le savaient pas encore mais avec cette relique sacrée, la future bastide de Libourne allait entrer dans la postérité…
                



Pour veiller sur la Sainte Epine, Charlemagne chargea une confrérie, la confrérie de Saint Clair, évangélisateur de l’Aquitaine au Vème siècle, d’en être dépositaire. Il lui offrit les reliques du saint martyrisé à Lectoure pour avoir refusé de sacrifier aux dieux païens. Cette confrérie garda jalousement la sainte relique de Libourne jusqu’à sa dissolution pendant la Révolution Française. C’est dans l’église Saint Thomas, la première église paroissiale de Condatis que la Sainte Epine trouva sa place. Cette église aujourd’hui disparue se tenait en lieu et place du marché couvert actuel.
Après la construction du château de Condatis par Guillaume VIII d’aquitaine, au temps où la duchesse Aliénor, devenue reine de France, habitait la ville, la légende veut que deux paysans aient aperçu une couronne d’épines scintiller dans un arbre au beau milieu du champ qu’ils étaient en train de labourer. L’incroyable nouvelle arriva jusqu’aux oreilles de la jeune souveraine qui décida de bâtir une chapelle reliquaire à l’endroit du miracle. Ainsi naquit l’église de l’Epinette. On y apporta la Sainte Epine en grande pompe jalousement gardée par les confrères de Saint Clair. Située non loin du château, la chapelle faisait l’objet des visites quotidiennes de la belle Aliénor qui pouvait passer des heures agenouillée devant la Sainte Epine.

Lors des périodes de troubles et de guerre, comme l’église de l’Epinette était hors des murs, on rapportait la sainte relique en l’église Saint-Thomas afin de la soustraire aux mains des profanateurs. 

Cette manière d’agir traversa les siècles jusqu’à la déposition définitive de la sainte Epine en l’église Saint-Jean-Baptiste de Libourne, devenue l’église principale de la ville, en l’an de grâce 1609 par le Cardinal François de Sourdis.





      Un trésor sacré pour une bastide royale



En 1269, autour du village Condatis et à moins de deux kilomètres de son château, s’érigea une bastide ou ville nouvelle du Moyen Age. Construite sur le modèle du camp romain, à la forme en damier, elle prit le nom de son fondateur, Roger de Leyburn.

Libourne possédait la particularité d’être une bastide royale. En effet le duché d’Aquitaine était devenu propriété de la couronne d’Angleterre et le château de la famille d’Aliénor passa tour à tour de résidence royale de France à celle de résidence royale d’Angleterre. La chapelle du château de Condat était devenu un sanctuaire de renom où les gens se pressaient par milliers lors des grands pèlerinages. Des processions annuelles de la Sainte Epine faisaient accourir les fidèles de toute la région. Cet élan, commun à l’Europe, marqua l’avènement d’une ère nouvelle et la fin d’un système féodal révolu et rejeté. A Libourne comme ailleurs, des hommes vêtus d’une bure sombre cintrée d’une corde à trois nœuds, incarnèrent cet idéal de liberté qui anima aussi l’Eglise. C’étaient les frères mineurs ou cordeliers du tout nouvel ordre de Saint-François d’Assise qui, par leur humilité et leur charité, ébranlèrent les fondements d’une Eglise figée et hiérarchisée. Ils étaient les aumôniers du roi d’Angleterre (tout comme ceux de Saint-Louis d’ailleurs) et s’installèrent au couvent des Cordeliers en lieu et place de la Poste actuelle de Libourne. Très aimés, ils accompagnèrent pendant plusieurs siècles les habitants de la nouvelle bastide et jouèrent un rôle fondamental dans le développement de la ville. Lors de la fortification de la bastide, ce sont eux, que Jeanne de Kent, la belle épouse du Prince Noir, désigna comme prieurs de la nouvelle église de l’Epinette qu’elle venait de faire restaurer. La notoriété de la Sainte Epine était si grande, que Bertrand Du Guesclin, futur connétable de France et ennemi juré des anglais, s’arrêta la vénérer en compagnie de ses officiers faisant route vers l’Espagne pour mater la révolte castillane. Ces évènements sont tous magnifiquement relatés sur les vitraux de l’église de l’Epinette à Libourne.






En 1453 à la fin de la guerre de Cent Ans, le château de Condat fut entièrement détruit. Une fois de plus, c’est la prospérité de Libourne, ses privilèges et son souffle spirituel qui sauvèrent la ville et la firent aimer du roi de France. Louis XI, fasciné par l’histoire de la Sainte Epine, se rendit pieds nus, revêtu d’un habit de chanoine, à l’église de l’Epinette lors d’une procession. Son frère Charles, duc de Guyenne, assista à une messe en l’église Saint-Jean et après avoir communié de la main de l’Archevêque de Bordeaux, se rendit à son tour au chevet de la Sainte Epine à l’Epinette. Malheureusement la notoriété et la sainteté du lieu lui attirèrent la haine des Huguenots qui, lors des guerres protestantes, l’incendièrent en 1564 et détruisirent toutes les églises de Libourne. La Sainte Epine fut ramenée secrètement à Saint-Thomas, tout en laissant croire vraisemblablement à sa disparition.



Une épine miraculeuse miraculée


Mais quels sont ces miracles qui entourent le mystère de la Sainte Epine ?



Le premier date de la construction de la nouvelle mairie en 1427. Un fort tremblement de terre suivi d’un grand incendie avait détruit la quasi-totalité de la toiture. Le feu s’était propagé à une si grande vitesse que tout le quartier de la place du marché menaçait de s’embraser. La Sainte Epine fut brandie par un frère Cordelier entouré de la population affolée qui vit s’éteindre le feu aussi vite qu’il avait  démarré. Les habitants de la nouvelle bastide attribuèrent à la Sainte Epine ce miracle divin obtenu le jour de la Chandeleur ou fête de la lumière le 2 février 1427, ce même jour où le toit de l’église Saint Jean s’était effondré sur une nef surchargée de fidèles sans faire une seule victime.


Une cinquantaine d’années plus tard, lors d’un hiver particulièrement rigoureux, près de deux mille personnes moururent de froid et de faim à Libourne, cette fois encore on eut recours à l’intervention de la Sainte Epine pour arrêter le fléau qui cessa d’un coup de faire des victimes.

Même effet sur la garnison de Libourne qui se révolta en 1492 contre ses officiers et qui menaçait d’ensanglanter la ville. Un Cordelier courut chercher la Sainte Epine et la brandit devant eux les adjurant de déposer leurs armes. Les révoltés se prosternèrent et demandèrent pardon.

Durant les années de grande peste en 1514 et en 1528, la ville de Bordeaux fut tellement touchée par le fléau que ses habitant quittèrent la ville par milliers et que le parlement vint s’installer à Libourne. Cette dernière n’eut pas un seul malade[3].


Mais l’un des plus grands miracles de la Sainte Epine fut certainement sa réapparition en 1606. Cet évènement lui valut la visite d’un archevêque hors du commun qui aima particulièrement Libourne : le Cardinal François de Sourdis. Il visitait souvent la ville et après l’authentification de la Sainte Epine par l’autorité compétente, il institua la procession générale du Dimanche de la Passion en son honneur. Il ordonna que la Sainte Epine soit solennellement translatée en l’église Saint-Jean, plus grande et en bien meilleur état que Saint Thomas et qu’elle soit fermée dans une armoire à trois serrures creusée dans le mur de l’Evangile. Les clefs furent remises au Maire de la ville, au viguier de Saint Clair et au curé de Saint Jean.


Louis XIV en 1654, Juste d'Egmont

En 1650, « Louis XIV et sa mère la Reine Régente Anne d’Autriche séjournèrent tout le mois d’août à Libourne. A cette occasion, ils visitèrent le couvent des Récollets, se promenèrent dans le jardin où la Reine prit goût à l’eau d’un puits qu’on appela par la suite le Puits de la Reine »[4]. Accompagné de son frère, de sa mère et du Cardinal Mazarin, le jeune Louis XIV assista à de nombreux offices religieux au cours desquels était érigée la Sainte Epine. Pour la deuxième fois, après la venue du roi Louis XI en 1462, Libourne devint la « Capitale » de la France, enrichie de nouveaux privilèges grâce à la présence en son sein de la précieuse relique de Charlemagne.



Lors de la Révolution Française, le missionnaire chargé de rapporter le métallique de l’église Saint-Jean pour le faire fondre, réussit à récupérer la Sainte Epine qu’un profanateur avait sorti de sa chasse et cassé en deux. Il la cacha jusqu’en 1803 date à laquelle il la remis au maire Gaston Lacaze, au curé et aux administrateurs de Saint-Jean. C’est le joaillier Pierre Jalodin qui fut chargé de réunir les deux fragments par un anneau d’or. Monseigneur d’Aviau, après avoir effectué une enquête sur l’authenticité de la Sainte Epine, apposa le seau archiépiscopal sur sa nouvelle châsse d’argent. Il vint lui-même à Libourne le 4 avril 1808 pour faire l’ouverture solennelle du Jubilé accordé par le pape à l’occasion du Concordat.


Près de deux siècles plus tard, le 03 mars 2016, c'est à dire jeudi dernier, sous la houlette du Cardinal Jean-Pierre Ricard, la Sainte Epine recevait un nouveau sceau archiépiscopal des mains de la Prieure du Carmel de Talence spécialisé dans la confection et la réfection des sceaux reliquaires de toute l’Aquitaine. Une petite délégation libournaise, composée des membres du bureau de l’association des Amis de Saint-Jean, du curé de Libourne, le père Laurent Dubosc et de deux témoins, Catherine Gaiotto et moi-même, a pu découvrir la solennité du geste et laisser sa trace dans les registres diocésains près de la signature du Cardinal, 208 ans exactement après celle de Mgr d’Aviau.





La délégation libournaise dans le bureau du Cardinal Ricard






La pose du sceau par la Mère Marie-Joëlle


Cet événement exceptionnel, confirmant l’état d’authenticité de la Sainte Epine de Libourne, marque le début d’une nouvelle ère pour la précieuse relique qui a attiré les plus grands personnages de l’histoire de France à son chevet et doté la ville de nombreux privilèges pendant plus de douze siècles, la reléguant au rang de première bastide d’aquitaine.



Les études réalisées sur sa provenance au début du XVIIème siècle et au début du XIXème siècle durant plus de quatre ans, confirment son authenticité tout comme la centaine d’épines (et de morceaux de la Sainte Couronne) disséminée dans toute la Chrétienté. Les études au Carbone 14 ont éloigné le spectre des fausses épines prélevées sur différents types d’arbres de la famille des acacias. Les épines avérées de la Couronne du Christ proviennent toutes de la même région du Moyen Orient, de la même essence d’arbre : jujubier ziziphus et de la même époque. Elles possèdent la même dureté, la même épaisseur et sensiblement la même taille.

Peu de villes peuvent se targuer de posséder une épine de la Couronne du Christ. Toulouse, Reims, Le Puy, mais aussi Séville, Londres, Barcelone ou Rome... Ces lieux ont tous un point commun : celui d’être entrés dans la grande histoire universelle.



Mais Libourne fut l’une des toutes premières villes à recevoir une Sainte Epine des mains de l’Empereur Charlemagne en personne. Les autres furent offertes par Saint Louis 450 ans plus tard.

Ainsi depuis ce don exceptionnel de l’Empereur carolingien à la ville qui l’avait accueilli lors de la construction de l’imposante forteresse de « Franciacus », Libourne possède une sainte relique dont l’histoire débuta il y a près de deux mille ans sur la tête couronnée d’épines de Jésus Christ.


C’est le plus vieil objet patrimonial de la ville, la colonne vertébral de son histoire et le symbole le plus insolite de son identité d’aujourd’hui.





Camille Desveaux

Toutes les photos des vitraux ont été prises dans l'église de l'Epinette à Libourne




Ps : Depuis quelques années la sainte Epine est exposée régulièrement lors des grandes cérémonies religieuses de l’année liturgiques mais elle retrouve aussi sa place dans les évènements patrimoniaux tels que les Journées du Patrimoine, Fest’Arts, le Festival de la Lumière, tec…







[1] Edina Bozoki, Maître de Conférence et membre du Centre d’Etudes Supérieures de civilisation médiévale à l’Université de Poitiers ; La Politique des Reliques de Constantin à Saint Louis, Editions Beauchesne, 2007, 315 pages.
[2] Camille Jullian, Histoire de Bordeaux, Tome 1, des Origines au XVIème siècle, Princi Negue Editor, 2001, 337 pages.
[3] Tous ces évènements ont été consignés dans les chroniques des Cordeliers de Libourne pour certaines détruites et pour d’autres visées et publiées par plusieurs historiens du XIXème siècle.
[4] Les Récollets, historique. http://www.ville-libourne.fr

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