mercredi 3 février 2016

La Miséricorde de Libourne (2)


La Miséricorde de Libourne
Maison de Charité fondée par Elisabeth Yon



Depuis 180 ans, la Miséricorde de Libourne s'est consacrée aux femmes dans la détresse (prostituées, femmes battues, femmes caractérielles) avant de s'étendre aux personnes déficientes mentales. Le charisme des accompagnants (religieuses puis personnel encadrant) est resté le même: accompagnement, aide à la réinsertion dans un esprit de liberté, de dignité et d'amour. Découvrez ce lieu exceptionnel, qui a traversé près de deux siècles, vu renaître Libourne de ses cendres après la Révolution Française et connu une mutation réussie entre ses fondements originels et sa réalité d'aujourd'hui.

(Partie II)


La première pensionnaire libournaise

A la mort de Marie-Thérèse de Lamourous, le 16 septembre 1836, la ville de Bordeaux tout entière pleura sa Bonne Mère de la Miséricorde.  Il faut dire que son œuvre et l’esprit de cette œuvre étaient totalement novateurs à l’époque et allaient à l’encontre des maisons de corrections ou autres prisons dans lesquelles on enfermait les femmes dites de mauvaise vie.
A la Miséricorde les mots d’ordre étaient liberté, dignité et respect. Seules les femmes désireuses de sortir de l’enfer de la prostitution pouvaient y entrer, libres d’en sortir à tout moment ou d’y rester pour participer à leur tour à aider d’autres femmes en détresse.
La supérieure, qu’on appelait la Bonne Mère selon le souhait de Marie-Thérèse, était respectée non pour son autorité mais pour le charisme de bonté et de bienveillance qu’elle possédait, ce même charisme qui devait caractériser toutes les supérieures de la Miséricorde qui lui succéderaient.

La première fut sa nièce, la Bonne Mère Laure, qui, sachant les intentions d’Elisabeth Yon, l’invita à venir faire un stage d’une semaine à la Miséricorde de Bordeaux. Le 25 janvier 1837, elle lui envoya une jeune pensionnaire, première pierre à l’édifice libournais.

L’hôpital Saint-James

Il ne leur restait plus qu’à s’installer. Dans la nuit froide du 2 février 1837, telles des nouvelles Thérèse d’Avila, Elisabeth Yon et la jeune femme prirent possession de leurs nouveaux locaux, faisant naître officiellement la Miséricorde de Libourne. La mécène envoyée par la Providence avait loué pour six mois une partie de l’ancien hôpital Saint-James, aujourd’hui Temple protestant, comprenant la chapelle et quelques dépendances.


L'hôpital Saint James (Temple Protestant) © NJ

Nul début, sauf celui de la Maison bordelaise peut-être, ne fut plus difficile. Pour toute nourriture, les deux femmes ne possédaient qu’un sac de farine, un sac de pommes de terre et un morceau de lard. Comme matériel ? Un lit unique, dont le matelas servit de couchage à l’une et de paillasse à l’autre. Comme argent ? Six francs en poche, pas plus, c’était la règle établie par la Bonne Mère de Lamourous.

Le bâtiment était si effrayant de nudité que la pauvre jeune pensionnaire se mit à hurler en pleine nuit rêvant que Mademoiselle Yon l’avait entraînée ici pour la tuer ! Elle alla réveiller la Bonne Mère qui dormait dans la chambre voisine pour lui raconter son horrible cauchemar.

Elisabeth, nota dans ses chroniques que ce fut l’un des rares moments drôle de l’histoire de la fondation de la Miséricorde de Libourne, qui par la suite, allait s’avérer bien ardue.


Le nouveau visage de Libourne


La reconstruction postrévolutionnaire




Elisabeth était toujours sous la direction de l’abbé Charriez, pour la plus grande joie des libournais qui allaient découvrir leur ville transformée grâce à son action dans la paroisse combinée aux largesses du duc Decazes. A la mort de son prédécesseur, le père Rouquet, de noble condition par son père greffier au Parlement, l’abbé Charriez, avait hérité de toute sa fortune. Cette dernière n’avait d’égale que la bonne utilisation qu’il avait l’intention d’en faire et qu’avait pressentie le père Rouquet : le jeune Charriez n’avait-il pas déjà fait beaucoup pour Libourne en dirigeant la Congrégation de l’Immaculée Conception ? Monseigneur d’Aviau ne l’avait-il pas complimenté pour son œuvre en venant lui-même à Libourne ?
Tout cela n’était que le début d’une grande aventure qui allait transformer la ville dans ses fondements et dans ses fondations pendant près de trente ans.
Il commença par céder sans indemnités l’appartement qu’il avait acheté aux Récollets quand la ville voulut y construire un hôpital privé. Puis il fit construire une petite maison paroissiale, une école pour les enfants pauvres et un orphelinat. Prêtre zélé et passionné, il fut l’instigateur de la Société des Amis Chrétiens et de la Société Saint Vincent de Paul. Il institua aussi le Carmel de Libourne et rédigea un ouvrage d’Exercices spirituels pour les Carmélites, toujours en usage. Et bien sûr, c’est sous son impulsion que fut créée la Miséricorde de Libourne sous la houlette d’Elisabeth Yon. Mais sa plus grande œuvre fut celle de la restauration de l’église Saint-Jean-Baptiste qui menaçait ruine au sortir de la Révolution Française. Les travaux colossaux qu’il fit entreprendre changèrent à tout jamais sa physionomie et lui donnèrent un cachet sans précédent. Dans le même temps Elie Decazes usait de son influence pour l’édification du pont de Libourne et dotait la ville de ses plus belles œuvres muséales…
De la morsure de la Révolution, non seulement Libourne ne gardait aucune trace mais elle resplendissait d’un nouveau feu.

A l’ombre de l’église Saint-Jean-Baptiste, la Miséricorde de Libourne

En 1850, près d’une église Saint Jean flambant neuve, la Bonne Mère Yon trouva la somme providentielle lui permettant de faire construire une chapelle à côté des petites échoppes qu’elle avait achetées en quittant l’hôpital Saint James. Ce dernier devenu trop étroit pour  ses pensionnaires et les directrices qu’elle avait formées fut rendu à la ville. Cette aide providentielle lui avait été offerte par Mademoiselle Aimée Largeteau, fille de notables libournais, qui souhaitait entrer à son tour à la Miséricorde de Libourne pour assister Mademoiselle Yon. Cette arrivée faisait suite aux supplications de la Bonne Mère Yon d’obtenir une aide pour son œuvre qui prenait de plus en plus d’envergure et ruinait peu à peu sa santé. C’était une grâce du ciel. Non seulement Aimée Largeteau l’aida de sa fortune mais en plus elle allait devenir la future Bonne Mère sous le nom de Sœur Saint André. Ainsi la place Saint Jean prenait-elle peu à peu des doux airs de place Sainte Eulalie à Bordeaux avec son couvent de la Miséricorde à l’ombre de l’église paroissiale et la brise de l’esprit Lamourous-Chaminade qui planait sur le nouveau duo formé par la Bonne Mère Yon et le père Charriez.


Les mains bienfaisantes de Dieu


De l’association catholique à la congrégation religieuse

Face à l’ampleur que prenait la Miséricorde de Bordeaux et devant l’intérêt que lui portait les futures fondatrices de Cahors et de Laval ainsi qu’Elisabeth Yon, la Bonne Mère de Lamourous, qui souhaitait garder l’esprit de sa fondation intact, sous l’impulsion de l’archevêque de Bordeaux, se décida à écrire une Règle. Voyant le succès des autres maisons, elle accepta de leur servir d’exemple mais ce n’est après sa mort que la Miséricorde devint officiellement une congrégation religieuse et que les maisons de Libourne, Cahors et Laval lui furent rattachées. Ainsi lorsqu’Elisabeth Yon fit sa profession pouvait-on lire : « ce n’est pas une religieuse de la Miséricorde qui est devenue fondatrice, c’est une fondatrice qui est devenue religieuse de la Miséricorde ! ».


La Bonne Mère Yon

Ce nouvel état fut salutaire à la Bonne Mère Yon qui avait failli plusieurs fois baisser les bras. La règle de Marie-Thérèse de Lamourous était stricte : aucun revenu, seul l’argent de la providence devait être accepté. La « pauvre Bonne Mère » de Libourne, comme l’appelait ses sœurs face aux difficultés qu’elle rencontrait régulièrement, passait ses journées et ses soirées à griffonner des papiers de chiffres et de notes. Les sommes qu’elle inscrivait sur des revers d’enveloppes ou des brouillons de lettres démontre aujourd’hui l’inlassable générosité des libournais pour la Miséricorde de Libourne.

L’aide de la Vierge Marie

Notre Dame de Condat
Particulièrement dévote à la Vierge Marie, Mademoiselle Yon n’hésitait pas, dans de grands élans spirituels ou au plus profond de son sœur, à lui demander son aide par écrit, comme le faisait Marie-Thérèse de Lamourous et ses sœurs. Elle demandait des dons en argent bien sûr, afin de subvenir aux besoins de ses filles, mais ce qu’elle souhaitait avant tout c’était « d’inspirer aux habitants de la terre, pensées et gestes charitables ». Pour elle, les mécènes et les donateurs de la Miséricordes étaient des « organes de la Providence », les « mains bienfaisantes de Dieu » pour secourir toutes les misères.





Mademoiselle Yon priait particulièrement Notre Dame de Condat pour laquelle elle avait peint elle-même un ex-voto (accroché aujourd'hui dans la sacristie) en remerciement d'une grâce obtenue.


Dans la chapelle de la Miséricorde, elle avait installé une piéta très ancienne, ayant appartenue aux cordeliers, qu'elle vénérait et qu'elle priait régulièrement. C'est près de cette statue, réputée miraculeuse, qu'elle demanda à être enterrée après sa mort.


La piéta des Cordeliers:
Notre Dame de Recouvrance


Les filles de la Miséricorde



Les laissées pour compte

Marie-Madeleine, Eglise Saint-Jean ©NJ
Depuis la fondation de la Miséricorde par Marie-Thérèse de Lamourous, l’œuvre était dédiée aux femmes et aux jeunes filles prostituées qui souhaitaient sortir de leur vie sordide. Pour les Bonnes Mères, elles n’étaient ni des criminelles, ni des prisonnières comme c’était le cas dans beaucoup d’autres lieux, mais elles étaient leurs protégées, leurs Madeleine, leurs propres filles. Celles-ci venaient librement et partaient librement toujours sous le couvert de l’anonymat. Si bien que lorsqu’elles voulaient reprendre une vie normale, personne ne savait ce qu’elles avaient fait dans leur passé.
C’est l’amour qui les aidait à sortir de la violence dans laquelle elles avait grandit et évolué. Les jeunes femmes n’étaient ni jugées ni condamnées, elles étaient entourées d’attention et de soins, nourries et logées et accompagnées dans l’apprentissage d’un futur métier.

Une vie de pénitentes

Bien sûr, la contrepartie était grande. Elles devaient vouloir rompre définitivement avec leur ancienne profession et gagner leur vie en travaillant honnêtement. C’est ainsi que la Bonne Mère Yon, à l’instar de la Bonne Mère de Lamourous avaient installé dans la Maison une blanchisserie, un atelier de couture et de confection de chaussures, une grande cuisine afin de pourvoir à tous travaux qu’on leur demanderait, que ce soit la ville, des collectivités ou des particuliers. Pendant longtemps elles aidèrent la Maison Mère à confectionner des cigares dont la consommation était en forte hausse avec l’implantation des garnisons dans les villes. On dit même que les filles de la Miséricorde sont à l’origine de la confection des canelés bordelais !

Ora et labora

Autour des heures de travail, il y avait aussi les heures de prière. Les pensionnaires avaient fait le choix de rompre avec leur milieu en revenant à l’amour de Dieu et au pardon. Chaque matin, elles se levaient à 5h30 pour aller prier et suivre la messe. Puis le petit déjeuner était pris dans le silence. Celles qui n’acceptaient pas ce rythme pouvaient repartir librement mais le nombre croissant des résidentes (jusqu’à 400 à Bordeaux) prouve combien la douceur et la bienveillance de leur Bonne Mère les aidaient à retrouver leur dignité dans la foi, le pardon et l’amour de Dieu… sa miséricorde.

Bien sûr, il y avait aussi les moments de détente, que les Bonnes Mères souhaitaient nombreux et joyeux. Les filles étaient souvent jeunes et débordantes de joie malgré leur souffrance, c’était leur manière d’exorciser leurs démons. Même si la vie était rude, elle était belle : la propreté, les jardins potagers, les jardinets d’agrément, la qualité des objets confectionnés, tout contribuait à leur fierté et leur courage d’avoir changé de vie.

Le respect qu’elles se vouaient devait être total et si l’une ou l’autre y dérogeait, la Bonne Mère, dans un sursaut d’autorité salutaire, y remédiait par le renvoi de la coupable. La justice était de règle pour le bien être de toutes.


La Miséricorde aujourd’hui


D’Elisabeth Yon à Don Bosco

Le 16 septembre 1863, 27 ans et deux jours après Marie-Thérèse de Lamourous s’éteignait la Bonne Mère Yon. Sa disparition fut célébrée en grande pompe dans la ville de Libourne et une plaque fut gravée à son intention dans la chapelle de la Miséricorde où l’on déposa son corps près de la piéta qu’elle aimait tant. C’est La Bonne Mère Saint André, Aimée Largeteau, qui prit sa suite.
Au fil des années, la congrégation évolua, séparant peu à peu sa branche religieuse de sa branche laïque, comme celle de Libourne. En voici les grands moments :

1837 : Création de l’œuvre de la Miséricorde de Libourne pour les femmes prostituées
1937 : Ouverture d’une blanchisserie
1974 : Création de la Maison d’enfants à caractère social
1976 : Création d’un foyer d’accueil spécialisé accueillant 25 femmes majeures en grande difficulté sociale, susceptibles d’une réinsertion dans la vie ordinaire
1978 : Création de la Structure d’Accueil Mère/Enfant (4 places)
1988 : Création du foyer de Vie pour 25 femmes handicapées mentales
1991 : Extension de la Structure d’Accueil Mère/Enfant (10 places)
2006 : Création du Service d’Accompagnement à la Vie Sociale, concernant 30 personnes handicapées, capables de vivre en appartement, et de travailler soit en milieu protégé, soit en milieu ordinaire
2008 : Naissance du Foyer Occupationnel Elisabeth Yon, de la fusion entre le foyer spécialisé et le foyer de vie.  Début de la mixité des résidents.


La Miséricorde, 50 rue Lamothe à Libourne © NJ



La Chapelle de la Miséricorde, 48 rue Lamothe à Libourne
                           



A Libourne et au Monde…

En 2014, la Miséricorde  de Libourne a perdu son nom de fondation fusionnant avec d’autres institutions qui œuvrent dans le domaine social et médico social pour devenir l’Institut Don Bosco. Elle comprend trois grands axes : le Foyer Occupationnel Elisabeth Yon, le Service d’Accueil Mère/Enfant et le service d’Accompagnement à la Vie Sociale.

La laïcité de la Maison de la Miséricorde de Libourne est désormais totalement établie mais elle reste étroitement liée à l’œuvre de la Miséricorde qui l’a créée. Les dernières sœurs se sont retirées il y a une quinzaine d’années pour rejoindre la branche religieuse de la congrégation établie au Pian Médoc dans la propriété familiale de Marie-Thérèse de Lamourous. C’est là, au cœur de la chapelle que se trouve son tombeau, juste sous le tableau de Jésus Miséricordieux peint à la demande de Sainte Faustine.

La tombe de MT de Lamourous 




En 1848, la comtesse Ostrowska, désireuse de fonder des Maisons de Miséricorde en Pologne avait usé de son influence pour créer celles de Cracovie et de Varsovie. Un siècle plus tard Jésus Miséricordieux apparaissait dans l’une de ses maisons à Sainte Faustine demandant que son image et son message soient adressés au monde entier…

Or sur la plaque mortuaire de la Bonne Mère Yon, peut-on lire la même phrase du Livre des Proverbes que sur la tombe de Marie-Thérèse de Lamourous :

« La mémoire du juste est un parfum qui s’exhale dans l’avenir ».


Quel avenir !


La tombe d'Elisabeth Yon au pied de la Piéta


Camille Desveaux
Photos © Norbert Jung

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