Libourne :
La Place aux deux Visages
Libourne, la place centrale de la bastide en 1865
Huile sur Carton du peintre libournais
Huile sur Carton du peintre libournais
Edmond Battanchon (1827-1880)
Elle est l’emblème de la ville, le
cœur de la bastide, symbole de démocratie, fierté des libournais ; elle
est la perle des visiteurs, le marché des chalands, l’âme des poètes, la scène
des musiciens.
Tour à tour publique puis royale, impériale ou municipale,
dentelée d’arcades et parsemées de pierres, la place Abel Surchamp est le cœur chargé
d’histoire de la bastide de Libourne !
Mais d’où lui vient ce nom étrange
aux consonances champêtres ?
C'est celui de l’un de ses maires, homme
politique français de la fin du XIXème siècle dont la célébrité n’eut d’égale
que la controverse qu’il suscita autour de lui. C’est aussi le nom d’un écrivain,
peintre et musicien, bien vivant celui-ci et parent du premier, dont la
vocation bénédictine fut à l’origine d’une carrière artistique hors du commun.
Alors d’Abel à Angelico, de l’homme
politique à l’homme de lettres, du maire au maître…
Laissez-vous conter
Surchamp !
Jean Surchamp, alias Abel
D’abord viticulteur puis négociant en
tissu, Abel Surchamp, de son vrai nom Jean Surchamp, naquit à Libourne le 26
avril 1846. Originaire d’une famille paysanne de Corrèze, il avait reçu de son
père, maréchal-ferrant, les valeurs nobles de la terre et du travail avant de
rêver d’un avenir plus glorieux. Cet homme honnête et travailleur, pétri de
grandes ambitions et féru de politique rentra au Conseil Municipal de Libourne
à l’âge de 25 ans, le 30 avril 1871 avant d’être nommé second adjoint au maire
en 1874. Le 10 janvier 1882, il toucha enfin son rêve, accédant à la place de
maire de Libourne, savourant sa victoire sur ses origines modestes. De Jean, il
devint Abel.
Son ascension politique débutait : pendant trente ans il
alterna entre son poste de maire de Libourne, celui de conseiller général de la
Gironde et celui de député, entrant au Parlement en 1889. Inscrit au groupe de
l’Union progressiste, Abel Surchamp portait haut les valeurs de la gauche et
affichait un anticléricalisme chevronné qui lui valut les foudres de
l’opposition. On le traitait d’arriviste, d’illettré ou de mauvais maire.
Il
faut dire qu’en cette fin de XIXème siècle, le climat politique général de la
France restait tendu. On s’acheminait doucement vers la séparation de l’Eglise
et de l’Etat. Si Abel Surchamp fit débaptiser la quasi totalité des rues de
Libourne possédant un nom de saint, il fut aussi l’auteur de grandes
réalisations municipales comme la construction de l’hôpital Sabatié ou celle de
l’adduction de l’eau. Il fit également construire les abattoirs de la ville.
Mais l’œuvre qu’il faillit
entreprendre et qui lui attira les foudres de nombreuses personnalités
libournaises et bordelaises fut la destruction de l’Hôtel de Ville. Loin de lui
l’idée d’anéantir le monument municipal dont il était à la tête, mais au
contraire celle de refaire un bâtiment flambant neuf, au goût du jour, loin des
idéaux passéistes de ses adversaires. Mal lui en prit. Les érudits de la
Société d’Histoire et d’Archéologie de Bordeaux, alertés par ce massacre
annoncé, usèrent de tous leurs pouvoirs pour convaincre le maire d’entériner ce
projet. Mais Abel Surchamp ne voulut rien entendre, plus décidé que jamais à
faire passer Libourne de l’ère médiévale à l’ère de la modernité. Ses opinions progressistes
n’étaient pas infondées mais se heurtaient de plein fouet à celles de
l’opposition qui avaient aussi leur sens : restaurer le « berceau des
libertés publiques » sans le détruire ! Un juste milieu était
nécessaire et c’est le Sous Secrétaire d’Etat aux Beaux Arts, alerté par les
sociétés d’Histoire et d’Archéologie de Libourne et Bordeaux, qui trancha en décidant
de classer l’Hôtel de Ville aux Monuments Historiques afin que les travaux
nécessaires restent conformes à l’architecture originelle de l’édifice et à
l’identité historique de la ville.
Abel Surchamp eut la faible
consolation de voir l’édifice entièrement détruit… afin d’être reconstruit à
l’identique du premier et agrandi, dans un style néo-gothique à la mode
Viollet-Le-Duc. Trois architectes dont les effigies ornent la voûte de la
galerie d’entrée de l’édifice, menèrent à bien la modernisation « à
l’ancienne » du monument : Henry Rapine, architecte des Monuments
Historiques, Auguste Bontemps, architecte des Bâtiments de France et Georges
Francès, architecte de la ville de Libourne.
D’importantes modifications furent
apportées au monument d’origine. En regardant les photographies, l’on peut voir
le surhaussement de la Tour de l’Horloge ainsi que la suppression de la baie
qui éclairait la chapelle du premier étage.
Le beffroi soutenant le clocheton fut
allongé et une nouvelle aile, celle de la Salle des Mariages, donnant sur la
place, fut édifiée au détriment de deux maisons du XIIIème siècle et du Café
national.
Pour apporter une harmonie à
l’ensemble, d’élégantes baies à double croisée de meneaux furent construites à
l’identiques de celles de la rue Jules Ferry. Dans cette même rue, l’aile du
Musée fut entièrement créée, reprenant le pignon de la vieille chapelle.
Enfin sur la façade ancienne, à l’est
de la Tour de l’Horloge, fut rouverte une fenêtre au deuxième étage et agrandie
l’ouverture du premier étage.
Le résultat fut époustouflant !
Même pour ceux qui avaient pressenti une restauration plus radicale, l’Hôtel de
Ville brillait de mille feux offrant dans sa réalisation néo-gothique une
modernité implacable.
A l’intérieur, la richesse du programme de décoration de Rapine dépassait l’entendement ; la magnificence des sculptures en bois précieux associée à la chaleur de la pierre, le déploiement des deux cages d’escalier monumentales en firent un monument exceptionnel dont les tableaux de Princeteau rehaussèrent la beauté.
La Salle du Conseil
Ainsi en fut-il de la fin du mandat
d’Abel Surchamp. Il mourut le 2 février 1913, après avoir essuyé, pendant près
de dix ans, les vicissitudes occasionnées par sa volonté légitime de moderniser
l’Hôtel de Ville qui n’avait quasiment pas changé depuis son édification en
1427.
Fut-il heureux de cette réalisation néo-gothique
qu’il craignait tant ? Rien n’est moins sûr car quelques mois après sa
mort, les édiles libournais décidèrent de renommer la place municipale de
Libourne du nom de celui qui s’était donné tant de mal pour ramener la lumière dans
le « Cœur » de sa ville.
C’était la première fois, depuis la
création de la bastide en 1270 par le chevalier Roger de Leyburn, que la belle
place aux arceaux, la plus grande de toutes les bastides d’Aquitaine, portait
enfin un nom propre et non plus un adjectif qualificatif, celui de l’un des
maires les plus aimés et les plus haïs de son époque. Mais l’un peut-il aller
sans l’autre quand on accède aux portes de la célébrité ?
Abel Surchamp est et restera
l’instigateur de la modernisation et de l’embellissement de la Mairie de Libourne
au début du XXème siècle après un long combat qui, quelque soit le résultat
escompté, dépassa la hauteur de toutes les espérances !
D'un Surchamp à l'autre...
Fasciné par l’art dont il fut nourri
durant toute son enfance par un père Conservateur des Eaux et Forêts mais aussi
écrivain (sous le pseudonyme de Jean Nesmy) et Conservateur de sculptures du Musée des Beaux Arts de Troyes ;
et par une mère pianiste et mélomane, Angelico Surchamp a baigné dans un
univers artistique fécond qui a déterminé l’entièreté de son œuvre. Aussi
profondément chrétien que son aïeul libournais était farouchement anticlérical,
c’est au monastère de la Pierre qui Vire qu’il décida d’entrer à l’âge de 18
ans pour devenir moine bénédictin.
« Si je n’étais pas entré à la Pierre
qui Vire, dit-il lui-même, je n’aurais jamais pu réaliser ce que j’ai
fait. »
Mais qu’a-t-il donc fait qui
intéresse autant les amoureux d’art et de patrimoine ?
Il est l’inventeur et le directeur de
la célèbre collection du Zodiaque, véritable bible de l’art roman tirée à près
d’un million d’exemplaires dont André Malraux a dit :
« Zodiaque est une grande chose maintenant, que d’œuvres il aura révélé ».
« Zodiaque est une grande chose maintenant, que d’œuvres il aura révélé ».
S’il est le fondateur de cette collection unique au monde qui a permis de faire rentrer l’art roman et sa symbolique dans toutes les chaumières de France et d’Europe, il en a été aussi l’artisan principal choisissant la région à présenter, l’auteur, prenant les photos… les travaux d’impression, textes et photos en couleur étaient réalisées au monastère. Trente moines au moins travaillaient pour Zodiaque à certains moments, c’était le gagne-pain du monastère. Une aubaine au sortir de la Seconde Guerre Mondiale.
En fait, c’est à cause de la difficulté des temps qu’on l’envoya perfectionner son art auprès des plus grands peintres afin de développer ses talents salvateurs pour l’abbaye et pour les frères.
Pour un essai ce fut un coup de maître. Sa rencontre avec Albert Gleizes lui a appris comment, sur le plan spirituel, l’art moderne pouvait rejoindre l’art primitif. Même si Angelico était très jeune à cet époque, il comprit l’importance fondamentale de revenir et de s’attacher aux formes primitives des grandes civilisations : cercles, carrés, spirales, pour concevoir la signification de ces symboles et les associer à une nouvelle façon de composer l’espace.
C’est une révélation !
Mais le génie du frère Angelico va consister à vulgariser son savoir, à le mettre en page d’une manière attractive et parlante, simple et épurée, laissant une large part au blanc qu’il place au cœur des pages pour montrer, à sa manière, combien la respiration, et pour lui la respiration par la prière, est importante pour reprendre son souffle. Son deuxième point fort a consisté toute sa vie à mettre en valeur l’iconographie de ses livres en faisant d’abord appel à des photographes célèbres avant de s’initier lui-même avec d’autres frères à la photographie. Le résultat est époustouflant. Attiré par la lumière et par sa transcendance spirituelle, il a appris à la capter et à se laisser commander par elle. Les photos en plongée et en contre-plongée à l’intérieur des églises offrent aux lecteurs le sentiment étrange et familier de se trouver dans le lieu-même.
Dom Angelico ne se définit-il pas lui-même
comme un « passeur de Beauté », une Beauté qui élève l’homme?
« L’homme d’aujourd’hui qui, de
fait, a perdu tant de références à son passé, en garde inconsciemment la
nostalgie. A coup sûr il apprécie ce que lui a apporté le progrès – même s’il
reste insatisfait et désire toujours davantage – mais il se rend bien compte
qu’il ne profite plus de son bonheur, qu’il n’a plus le temps d’en tirer parti
et il découvre, dans les arts primitifs et l’art roman, des témoins de ce qui
semble avoir été irrémédiablement perdu et dont il ressent en quelque sorte le
besoin. »
Les Prophètes
Pour Dom Angelico, l’important est de
maintenir le principe fondamental essentiel : arriver à suggérer
l’invisible au moyen du visible puisque l’art s’adresse d’abord aux sens :
« Plus on fréquente cet art, ajoute-t-il, plus on se rend compte qu’il est
infiniment plus savant qu’on le suppose. Non seulement son iconographie découle
d’une théologie pleinement assimilée mais le principe de construction
sous-jacent à toutes ces œuvres se résume en un passage du carré – symbole du
monde matériel – au cercle – symbole du monde spirituel – ce qui est réalisé de
façon permanente dans les croisées de transept dont le plan est carré au sol et
circulaire, semi-cylindrique même, au niveau de la voûte, passage opéré grâce
aux trompes ou aux pendentifs, ce qui réclame une taille de pierre des plus savantes. »
La Grâce
Sans ses parents qui lui ont
tout appris, sans sa famille, à laquelle il est viscéralement attaché, Dom Angelico
n’aurait jamais côtoyé les plus grands peintres ni les plus grands écrivains du
XXème siècle. Il n’aurait pas développé ses talents de musicologue auprès de
Pierre Boulez ou d’Olivier Messiaen. Le génie de cet homme est d’avoir su
conserver une âme humble au milieu des plus grands, d’avoir élargi au plus
grand nombre le mystère de la transcendance divine à travers l’art roman,
d’avoir offert aux hommes de son temps une parcelle d’éternité.
La Chapelle de Velée, peinte par Angelico Surchamp
Du maire au maître
D’Abel le
juste, à Angelico l’artiste, du bâtisseur politique au passeur de Beauté,
Libourne peut être fière d’arborer le nom de Surchamp en son cœur, sur la plus
belle place couverte des bastides d’Aquitaine.
Camille